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ENTRETIEN

AVEC LA RÉALISATRICE PAR AÏSHA MIA LETHEN BIRD

QUELLE A ÉTÉ VOTRE APPROCHE DE « HARALD NAEGELI - LE SPRAYER DE ZURICH » ? COMMENT CETTE APPROCHE DIFFÈRE-T-ELLE D'UN FILM À L'AUTRE ?

Mon approche est toujours la même d'un film à l'autre. Je lis tout ce que je trouve et j’essaye de relier le tout. Je préfère les éléments autobiographiques et puis j’observe minutieusement le travail de mes protagonistes. Les questions « Que veulent-ils dire, quelles sont leurs intentions, quelle en est l'importance pour l'art, pour la vie ? » sont partie intégrante de mes réflexions. L’esthétique du film varie à chaque fois, elle dialogue avec son sujet, ses artistes. Elle s'approche de celle de l'objet, de l'art, du sujet. C'est le concept qui m'importe. L'esthétique en résulte automatiquement. En tant que cinéaste et artiste, je suis toujours confrontée à une nouvelle esthétique, ce que j’aime parce que cela ouvre des fenêtres qui permettent à mes pensées d’évoluer. J’ai envie aussi de rendre justice à mon sujet, lui prodiguer mon respect. Il doit s’établir une confiance entre le.la protagoniste et moi, la cinéaste. Livrer des moments intimes sans jamais révéler la vie privée. Surtout pas de scoop, cela ne m'intéresse pas.

EN DÉBUT DE FILM, LE SPECTATEUR APPREND QUE NAEGELI NE VEUT PLUS PARTICIPER À QUELCONQUE PROJET DE FILM, ET PUIS QUE, FINALEMENT, IL CONSENT À UN ENTRETIEN  - SUITE À UNE LETTRE QUE VOUS LUI AVEZ ADRESSÉE, D'ARTISTE À ARTISTE. « HARALD NAEGELI – LE SPRAYER DE ZURICH » EST DONC LE FRUIT DE CET ENTRETIEN.

Après avoir rejeté ma proposition, Naegeli a inclus mon adresse courriel dans sa liste de diffusion. Ainsi je pouvais lire ses messages accompagnés de photos des derniers dessins: Un jour, il écrivit qu'il n'arrivait pas à dormir parce qu'il avait très mal au ventre ; c’est cette nuit-là qu’il a commencé à produire sa série des dessins apocalyptiques.

DIMANCHE, 27 JANVIER 2019 À 16H 05
OBJET : ETERNELLE DANSE ENTRE LA VIE ET LA MORT
 
CHÈRES AMIES, CHERS AMIS,
CETTE NUIT, DE 2H À 7 H DU MATIN, LA MORT A MALMENÉ MES BOYAUX ET MON SQUELETTE. EN MÉMOIRE À SA MUSIQUE DES OS, JE LUI AI RENDU HOMMAGE EN LUI FAISANT UN BEAU DESSIN. BIEN SÛR, CET HOMMAGE EST UNE RUSE, POUR NE PAS DIRE UNE CORRUPTION INNOCENTE DE L'ARTISTE !
LA MORT ET SA FAUCHE DOIVENT ÊTRE SÉDUITES ; POUR LE SURSIS DE L’UTOPIE ET DE L’ART. C’EST DANS LA NATURE HUMAINE DE LES RESPECTER.
MEILLEURES SALUTATIONS, LE VIEUX CHASSEUR DE NUAGES HN.

J'étais impressionnée par la force des dessins et les mots. En même temps, j'étais très touchée parce que je voyais quelqu'un qui luttait contre la mort. Je me suis permis alors de lui écrire encore une fois – à lui, l'utopiste. « Nous voulons rendre hommage – à l'utopie » –, lui-ai-je alors répondu. Et là, pour moi c’était évident: si on fait un film, il faudra inclure tous ces messages. 

CE QU'IL ACCEPTÉ. COMMENT S'EST PASSÉE VOTRE FUTURE COOPÉRATION AVEC NAEGELI ?

De mars à mai 2019, une fois par mois et pendant trois jours à chaque fois, je lui rendais visite, seule, pour quelques heures. 

Se dessiner mutuellement en début de rencontre était devenu un rituel. Un climat de confiance s’est instauré. On discutait histoire de l’art, on parlait des artistes, et avec ça le film commençait déjà... J'avais toujours des questions très concrètes, ce qui lui plaisait. Un jour, c'est devenu une évidence : nous allions faire un film ensemble.

Il me laissait seule dans son atelier, ce qui me donnait le temps d’en filmer tous les détails. Puis à Zurich dans son appartement, regarder son art et sentir ce qu’il procure, le filmer.

Naegeli est une personne très drôle et généreuse. Il a une certaine légèreté et on peut l'aborder très facilement, il est très accueillant quand il le veut. C'est ce que le film doit transmettre. En même temps, je voulais aussi avoir des moments où il ne veut plus être filmé, où il est fatigué, où il fait du thé ou mange du chocolat, où il se met vraiment en colère et nous fiche à la porte, mais toujours avec élégance !

Il était important de montrer cette proximité entre lui, le protagoniste et moi, la cinéaste ; je devais être aussi dans le film, mais sans être vue. Et comme il dessine toujours les personnes qu'il rencontre, j’ai pensé que mes portraits qu’il faisait devaient être dans le film.

QUEL A ÉTÉ, POUR VOUS, LE DÉFI DE CE FILM ?

De travailler avec quelqu'un qui va bientôt mourir. Naegeli est un artiste vivant, mais il a déjà 81 ans et souffre d'un cancer avancé, ce qui, bien sûr, n'est pas facile pour moi en tant que personne, mais aussi en tant que réalisatrice. La mort est toujours présente. La première fois que je l'ai rencontré, il pensait qu'il n’avait encore que trois mois à vivre. Il fallait donc tourner vite tout en manifestant une sensibilité envers le protagoniste. Nous savions que nous n'avions pas beaucoup de temps. La MOIN Filmförderung Hambourg et Schleswig-Holstein nous a accordé rapidement un pré-financement pour que nous puissions déjà travailler. C’était génial.

À part ça, c’était un défi de tout réunir : Naegeli n'est pas seulement un sprayer, comme beaucoup le pensent, il est avant tout un artiste qui travaille aussi bien sur le papier que sur le mur. Il y a l'utopie abstraite, lesdits « nuages primaires », les graffitis, les dessins et, entre les deux, les dessins apocalyptiques. Vouloir le montrer entant qu’artiste. Au cours de nos conversations, j'essayais de relier ses différentes thématiques entre elles, et c'est ainsi que la relation entre les particules de la bombe de peinture et le nuage primaire est survenue. Une telle révélation est un cadeau pour le film, donc pour les spectateurs.trices, qui, eux, pourront à leur tour poursuivre leurs réflexions.

QU'EST-CE QUI VOUS FASCINE PERSONNELLEMENT DANS LE TRAVAIL DE NAEGELI ET DANS QUELLE MESURE CELA INFLUENCE-T-IL LE FILM ?

Les différentes cordes à son arc qu’il possède. Ce n'est qu'à travers ses milliers de dessins qu'il peut faire un trait parfait sur le « support » (le mur).

Naegeli est une personne émancipée. C’est impressionnant. L’aspect politique de son œuvre me fascine. Il est rebelle comme sa mère, une anarchiste, pour qui il a un immense respect. Nous avons essayé de garder cet esprit et en nous rebellant avec le film lui-même, comme dans l’utilisation de la typographie, du montage direct, de la voix off... De ce fait, le film est un rebelle en soi.
Qu'une personne ait été transférée dans une prison de haute sécurité pour son art, de surcroît en Suisse - cela me révolte et me met en colère. Et c'est ce message que j'aimerais transmettre subtilement aux spectateurs.trices.

NAEGELI DIT : « SANS RÉSISTANCE, SANS OPPOSITION, L'ART SERAIT FUTILE. IL SERAIT RÉDUIT À UN ACTE DE CONSOMMATION ET NE SERAIT PAS UNE RÉFLEXION SUR LA VIE ». VOTRE FILM EST-IL POLITIQUE ?

Je partage son point de vue. En 1979 l'art de Naegeli était avant-gardiste. En dehors du milieu artistique, personne ne comprenait le sens de ces figures minimalistes. « Détérioration  », c'est toujours ce même mot qui revient. Aujourd'hui, son art est toujours controversé, mais il est de plus en plus reconnu. 40 ans de résistance – et ça ne fait que continuer. Le film se nourrit du concept de l'artiste. Il devient politique à travers les déclarations de Naegeli. Nous sommes en train de vivre une époque de bouleversements. L'art est le meilleur remède pour la traverser. Comme le dit Naegeli dans le film à propos du Covid 19 : « Ma danse macabre annonce la catastrophe mondiale à venir. Nous pouvons mettre des mots sur les maux que nous connaissons. Pour ceux à venir, nous sommes encore dans l'inconnu. Il faut tenir en échec le barbare qui se relève continuellement ! L'art est le meilleur moyen d'y parvenir ! »

« HARALD NAEGELI – LE SPRAYER DE ZURICH » DRESSE UN PORTRAIT SENSIBLE DE L'ARTISTE REBELLE. QUELLES SONT VOS ATTENTES PAR RAPPORT AU FILM ?

Je souhaite que le public voit Naegeli comme un artiste, qu'il le perçoive, qu'il soit sensibilisé à sa personnalité afin qu'il puisse développer une compréhension de son art. Si, après avoir vu le film, le public dit : « Je n'aime toujours pas ce qu'il fait, mais je comprends où il veut en venir », alors nous aurons déjà fait un grand pas. Le film doit inciter à la discussion et à la réflexion. Il importe de percevoir la diversité de ses genres comme une Œuvre d'art totale.
Je souhaite que le film inspire, que les graffitis donnent un souffle nouveau à la ville, et que la ville donne un souffle nouveau aux graffitis.

LE FILM BALANCE ENTRE LÉGÈRETÉ ET GRAVITÉ – COMMENT S'EST DÉROULÉ VOTRE TRAVAIL AU NIVEAU DU MONTAGE ? QUELLE ÉTAIT LA PART DU SCRIPT QUE VOUS AVIEZ RÉALISÉ AUPARAVANT ET CELLE QUI A ÉTÉ CRÉÉE AU MONTAGE ?

J'ai essayé d'assembler différents éléments – sans les fausser  – pour que le public puisse réfléchir sur Naegeli en tant que personne et en tant qu'artiste. Les courriels ont donné la structure. Il fallait absolument qu'ils soient lus et qu'ils servent de fil d’Ariane à travers tout le film. J'en étais consciente depuis le début. C'est pourquoi j'ai demandé à Naegeli de lire lui-même ses courriels, peu après notre première rencontre. La voix-off devait être celle d'une narratrice qui ne ferait pas concurrence à celle de Naegeli et qui lirait à haute voix les messages de Harry Nuage, tissant ainsi un fil conducteur. Mon objectif était de travailler avec l'écriture et la voix. L'écriture est politique, est démonstrative, surtout lorsqu'elle occupe tout le plan du film. Ce doublement obtenu par l'écriture et la voix donne du rythme.

Au départ, nous avions choisi la Danse macabre dans le Grossmünster comme fil conducteur jusqu'à ce que – pendant le confinement – sa série de danses macabres explose soudainement dans toute la ville. C'était bien entendu une aubaine pour la dramaturgie ! Il fallait donc thématiser : la mort, mais aussi la capacité de résister à la mort, la menace de la mort engendrée par la pandémie. Comment la ville de Zurich et le canton de Zurich réagissent-ils ? Comment des institutions comme la Kunsthaus ou l'ETH (L'École polytechnique fédérale de Zurich) réagissent-elles au travail de Naegeli ? Pour moi, qui ne suis pas Suisse, donc quelqu’un avec une certaine distance, c’était vraiment intéressant d'observer leur réaction.

Je monte toujours mes films moi-même ; et pendant ce processus, je fais énormément de dessins et de schémas, beaucoup de petits bouts de papier que je déplace dans un sens et dans un autre, et que je réorganise ; je fais beaucoup de listes de choses à faire et de choses faites. Tout cela m'aide. Je sais donc ce qui me manque encore, ce qui me permet de continuer à poser des questions concrètes. Dans le montage, j'ai oscillé entre une réflexion sur l'appareil d'État et la mort, et une réflexion sur la vie, le rire. Car Naegeli a de l'humour : « Gardez le sourire quand rien ne va plus. »


POUVEZ-VOUS NOUS PARLER DE LA COOPÉRATION AVEC VOTRE ÉQUIPE, DE LA FAÇON DONT EST NÉE CETTE CONSTELLATION, COMMENT TRAVAILLEZ-VOUS ENSEMBLE ?

Peter Spoerri a eu l'idée de ce film en 1979. Il a collectionné tous les articles de journaux pendant des années, un travail remarquable.
Il était important de réfléchir au film en tant que media lui-même et d'impliquer le public dans le processus. C'est pourquoi le dessin de Spoerri fait également partie du film. Il m'a laissé beaucoup de libertés pendant la réalisation. Je lui en suis extrêmement reconnaissante. Lui aussi, c’est un utopiste !

Je voulais travailler en équipe avec beaucoup de femmes, c'est très important pour moi. Mieke Ulfig est elle-même artiste. Elle fait preuve d'une incroyable polyvalence dans sa façon de penser le médium graphisme ou animation. On a dérogé aux règles de la typographie avec subtilité. Pour la typographie, nous avons décidé de prendre une couleur sans affinité politique et avons opté pour une couleur qui rappelle le vert pétillant des premières feuilles à la sortie de l'hiver. La couleur du renouveau. La couleur de l'exclamation !

Comme le film comporte de nombreuses cartes écrites (courriel), nous avons choisi par la suite de réaliser trois versions linguistiques, trois voix off : allemande par Andrina Bollinger, française par Perle Palombe, anglaise par Anna-Katharina Müller. Seuls les entretiens sont sous-titrés.

Pour la musique, je tenais absolument aussi à ce que ce soit une femme, ce qui est malheureusement encore peu courant, et nous en avons trouvé deux : Andrina Bollinger et Sophie Hunger, toutes les deux musicologues et musiciennes, deux Suissesses, zurichoises. De vraies et chaleureuses rebelles qui avaient déjà vécu les controverses naegeliennes pendant leur adolescence.

Avec Andrina, j'ai su immédiatement qu'elle était faite pour les œuvres de Naegeli. Elle utilise sa voix comme instrument. Cela établit un lien avec la musique contemporaine que Naegeli a lui-même étudiée et à quoi il se réfère, dans l'abstraction, dans ses nuages primaires.

Sophie a une voix qui nous émeut énormément, et elle possède un contingent de genres extrêmement différents. Elle chante incroyablement bien le suisse allemand, une langue à priori pas facile à apprécier pour les non-Suisses. C'est elle qui a composé la Ballade du Sprayer à la fin du film.

Et puis le Covid 19 est arrivé. Adrian Staehli, notre chef opérateur à Zurich, a pu filmer toutes les Danses macabres pendant le confinement. Naegeli était d'une activité débordante qu'on ne lui connaissait plus depuis longtemps. Je recevais ses courriels indiquant les nouveaux emplacements des dernières danses macabres. Je suis vraiment contente, nous avons tourné tout ce que nous voulions tourner.

Au printemps, pendant le premier confinement, j'ai pu me dédier pleinement au montage. En fait, c'était idéal. La postproduction s'est avérée par contre plus compliquée, mais toute l’équipe est créative. Julian Joseph et Kurt Human, les maîtres du son, ont enregistré la voix off en studio et j'ai fait la régie via Skype. Tout était simplement un peu fastidieux. Pour le mixage et l'étalonnage, là j’étais sur place, à Zürich.

Les thèmes du film et les conditions de travail pendant le Covid 19 ont compliqué sa réalisation. Mais tout le monde a eu un très grand plaisir à le faire. J'ai travaillé avec une équipe de postproduction chaleureuse. J'ai constaté que de nombreux artistes zurichois de genres divers s'identifient au personnage de Naegeli. Le film a rafraîchi l'utopie de tout le monde. La mienne, dans tous les cas, c’est sûr ! ( Rires ).

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